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Troubles du langage, justice pénale, probation, prison et avocats

Un commentaire en  drapeau_france sur deux articles américains essentiels

Michele LaVigne & Gregory Van Rybroek (2011), Breakdown in the Language Zone: The Prevalence of Language Impairments Among Juveniles and Why It Matters, 15 U.C. DAVIS J. JUV. L. & POL’Y 37, 46-47 –

La Vigne M. & Van Rybroek G. (2014), ‘“He Got in My Face so I Shot Him”. How Defendants’ language Impairments Impair Attorney-Client Relationship ’, 17 CUNY Law Review: 69-121 ICI SUR SSRN

 

Traitant respectivement des troubles du langage chez les populations condamnées – un sujet sur lequel les non francophones liront le mémoire de deux jeunes orthophonistes françaises ICI

Blondet L. et Guiraud C. (2014), Evaluation des difficultés en langage oral chez des mineurs incarcérés et risques encourus dans le déroulement de la détention, Mémoire pour l’obtention du certificat de capacité en orthophonie (dir. Witko A.)

 

Le premier auteur de ces articles US est prof de droit; le second est spécialiste en troubles du langage.
Ils y évoquent la prévalence considérable des troubles du langage chez les populations délinquantes et les études ayant montré le lien entre de tels troubles, les troubles du comportement et la délinquance.
Ce sujet m’interpelle depuis des années. Je vois très nettement durant les commissions de discipline (je suis assesseur) ou audiences Jap ou autres situations pénales ou de probation, auxquelles j’assiste régulièrement depuis plus de vingt ans, que bon nombre de délinquants ont des troubles de l’expression et pus encore de la compréhension qui interfèrent avec leur capacité à parler, à se raconter, à raconter des évènements avec clareté, précision et enchaînement temporel, à répondre de manière adaptée, à prendre des décisions appropriées en fonction des situations et des choix nécessairement complexes qui leur sont présentés dans le contexte pénal.
Ainsi par exemple, ai-je vu plusieurs fois des détenus tenter de ‘jouer’ physiquement la scène s’étant déroulée à l’origine de laquelle ils étaient traduits en commission de discipline, mais s’étaient vus remettre à « leur place » par le président  car bien évidemment, une commission de discipline n’est pas une scène de théâtre. Pour autant, la difficulté à verbaliser et le fait de mieux répondre au visuel et au gestuel est précisément un signe d’appel de troubles du langage. J’ai vu plus encore de très nombreuses fois clairement sur le visage des personnes condamnées ou détenues qu’elles ne comprenaient qu’une partie de ce qu’on leur disait, mais cherchaient à sauver la face en faisant mine de comprendre – mais répondant à côté ou à l’encontre de leurs intérêts . Ces stratégies d’évitement sont visibles à qui veut les voir et sont très similaires à celles que mobilisent les personnes ne sachant pas lire ou lisant mal et très lentement (une scène classique étant le Jap étonné que le monsieur signe le PV sans le lire…).
Ayant fait une mini étude pour un article à l’Ajpénal sur les commissions de discipline, aupr-ès d’une dizaine de mes collègues assesseurs, une question sur les troubles de l’expression ou les retards mentaux patents en commission de discipline (une autre question tout aussi sensible et tout ausis sinon plus tabou) j’ai récolté quelques réponses choquées: « mais comment osez vous me poser une telle question? »).
Les praticiens de tous bords auxquels je tente de m’ouvrir sur cette problématique… me répo,ndent quant à eux avec dénégation voire condescendante (ne suis-je pas un peu trop angélique; est-ce que je ne chercherai pas des excuses à ces personnes? »mais non, il fait exprès, il est moins bête qu’il en a l’air… il comprend quand ça l’arrange » et autres variations sur le même thème.
Mais c’est précisément le propre du trouble du langage – et dans une certaine mesure aussi des retards mentaux, que d’avoir des situations paradoxales où les personnes comprennent certaines choses, mais point d’autres.
Les deux  auteurs US confirment dans leurs deux articles (voir aussi le mémoire français suscité) mon impression: oui les troubles du langage sont endémiques, non ils ne font pas exprès, et oui cela pose de sérieux pbs en termes de droits de la défense, de réactions biaisées et exaspérées des praticiens, de possibilité d’établir et maintenir la fameuse relation thérapeutique dans la probation – et, pour les avocats la qualité de la relation tout aussi essentielle entre avocats et clients, dont il est question dans le 2e article .
Ces auteurs concluent le 2e article en disant qu’il serait utile que les avocats, juges et autres, fassent dans bien des cas appel à un orthophoniste, à la fois pour diagnotiquer ces difficultés, mais aussi en cas de difficultés importantes, pour servir de « traducteur’ à la fois langagier et cognitif.  Une recommandation qui me paraît tout à fait essentielle.
Nous devons aussi nous poser la question du recours à l’orthophonie dans les SPIP et en établissement pénitentiaire…. il y a clairement des partenariats à nouer ici.
Les auteurs suggèrent aussi que l’on forme les étudiants dans les fac de droit à ces difficultés de langage, à leur identification, et à comment mieux travailler avec ces clients-justiciables. Je vais intégrer immédiatement cette dimension à mon cours – nus traitons déjà des condamnés à troubles de la personnalité et du positionnement positionnel en pareil cas. A mon sens cela s’impose aussi de manière vitale dans la probation. Quid ‘un orthophoniste à l’ENAP pour quelques heures dans la formation?
Les deux orthophonistes ont pour leur part mené leur recherche dans un établissement pour mineur. Cette  étude a pour intérêt de parler de la discipine pénitentiaire (page 50s.). Hélas, elles ne parlent hélas pas de l’audience en commission de discipline, et du problème de compréhension, de défense, pour des personnes avec ce type de difficulté, mais elles montrent  qu’il existe  un lien clair entre difficultés de langage diagnostiquées par elles et nombre de temps passé en sanction.